La notion de désordre apparent et les conséquences de sa non-dénonciation

            L’article 1792-6 du Code civil définit la réception comme « l’acte par lequel le maître de l’ouvrage déclare accepter l’ouvrage avec ou sans réserves ». Puisqu’elle n’est pas incompatible, selon la loi, avec la formulation de « réserves », la réception peut parfaitement intervenir alors même que l’ouvrage n’est pas achevé ou qu’il présente des défauts. Lorsque ces derniers sont apparents, le maître de l’ouvrage doit prendre garde de les dénoncer dans la mesure où, en l’absence de réserves lors de la réception, le désordre apparent, quelle que soit sa gravité, n’ouvre droit à aucune indemnisation au profit du propriétaire victime.

            Etant donné les conséquences qui s’attachent à la non dénonciation des désordres apparents (II), il importe de déterminer avec précision ce que cette notion recouvre (I).

1 – La notion de « désordre apparent »

            La question de la réparation du désordre existant à la réception suscite un contentieux abondant. Au fil des arrêts, la Cour de cassation a précisé les critères permettant de qualifier le désordre litigieux (A), ainsi que les règles qui gouvernent son appréciation (2°/).

A) Les critères de qualification

            Pour être considéré comme apparent, le défaut qui affecte la construction doit à la fois être connu du maître de l’ouvrage (1°/) et révélé dans toute son ampleur (2°/).

1) Désordre connu

            La qualification de « désordre apparent » ne peut être retenue si le défaut litigieux est inconnu du maître de l’ouvrage au jour de la réception. Le vice apparent est donc, avant tout, un vice connu.

            Cette connaissance peut être induite de la visibilité du désordre. Un désordre évident, qui « saute aux yeux », sera ainsi considéré comme apparent. Il a été jugé, par exemple, qu’est apparent le désordre qui affecte un parking inondé au jour de la réception (Cass. 3e civ., 6 nov. 1996, n° 94-17.811 : JurisData n° 1996-004232) ; il en est de même de celui qui affecte une cage d’escalier manifestement trop étroite (Cass. 3e civ., 3 déc. 1997, n° 95-18.371 : JurisDatan° 1997-005196).

            Il faut cependant se garder de déduire, a contrario, qu’un désordre invisible au jour de la réception doit nécessairement être tenu pour non-apparent. Ainsi, un vice qui demeure caché, parce que, par exemple, il affecte le sol, les fondations enfouies dans le sol, des canalisations ou des gaines encastrées dans les murs, sans manifestations externes, relève néanmoins de la catégorie des « désordres apparents », dès lors qu’il est établi que le maître de l’ouvrage en avait connaissance au jour de la réception, notamment parce qu’il lui a été signalé en cours de travaux. La Cour de cassation a ainsi estimé qu’une cour d’appel avait à bon droit retenu le caractère apparent du désordre affectant une rampe d’accès à un garage d’une largeur insuffisante dès lors « qu’il était établi par les circonstances de fait, le signalement par un copropriétaire et des correspondances, que le désordre des rampes d’accès au garage, était connu avant réception et faisait partie des préoccupations du maître de l’ouvrage et de l’architecte » (Cass. 3e civ., 30 juin 1998, n° 96-11.883 : JurisData n° 1998-003093. V. également, Cass. 3e civ., 28 févr. 2012, n° 11-13670 ; l’arrêt estime qu’un défaut d’implantation conduisant à un empiètement sur le fond voisin est un vice apparent dès lors qu’il est établi que le maître de l’ouvrage en avait eu connaissance en cours de chantier).

2) Désordre entièrement révélé

            Il se peut qu’un désordre, visible au moment de la réception, n’apparaisse dans toute son ampleur que postérieurement à celle-ci. Le désordre qui semblait anodin au moment de la réception de l’ouvrage évolue, s’aggrave et ne révèle son importance réelle qu’ultérieurement.

            Peut-on arguer que le défaut visible lors de la réception et le désordre révélé dans toute son étendue après celle-ci ne font qu’un, de sorte que la visibilité du vice initial suffit pour emporter la qualification de défaut apparent ?

            La Cour de cassation a fort judicieusement répondu par la négative. Elle a ainsi très tôt estimé que « la garantie décennale s’applique lorsque l’influence des vices apparents lors de la réception ne s’est révélée évidente qu’après celle-ci » (Cass. 3e civ., 27 avr. 1977, n° 75-14.806 : JurisData n° 1977-098178 ; Bull. civ. 1977, III, n° 178). Depuis, une jurisprudence constante considère que n’est pas apparent un désordre qui se révèle dans son ampleur et ses conséquences postérieurement à la réception (Cass. 3e civ., 12 oct. 1994, n° 92-16.533 : JurisData n° 1994-001781 ; Bull. civ. 1994, III, n° 172 ; RGAT 1994, p. 1188, note H. Périnet-Marquet. – Cass. 3e civ., 18 déc. 2001, n° 00-18211 : RD imm. 2002, p. 150, obs. Ph. Malinvaud. –  Cass. 3e civ., 22 oct. 2002, n° 01-11.320 : JurisData n° 2002-016086 ; Constr.-Urb. 2003, comm. 37, note M.-L. Pagès de Varenne. – Cass. 3e civ., 20 déc. 2018, n° 17-26.523 : Resp. civ. et assur. mars 2019, comm. 74 : l’arrêt estime que la fissuration généralisée d’un enduit de façade ne saurait être considérée comme un désordre apparent alors même qu’elle trouve son origine dans de micro-fissures visibles au jour de la réception. – CE, 10 juin 1994, n° 124761 : JurisData n° 1994-043583. – CE, 23 avr. 2003, n° 228896 : JurisData n° 2003-065357 : l’arrêt approuve « la cour administrative d’appel [qui] a constaté que, si certains des vices affectant le système d’isolation et d’étanchéité de la toiture de la piscine municipale ont pu être observés avant la réception des ouvrages, ils ne sont apparus dans toute leur ampleur qu’après cette réception et ne pouvaient donc être regardés comme apparents lors de la réception »).

            La solution doit être approuvée. Un désordre ne saurait être considéré comme « apparent » au moment de la réception dès lors que son ampleur, sa gravité ou ses conséquences demeurent cachées à cette date et ne se révèlent qu’ultérieurement. Il est de bon sens que le désordre qui se présente sous des apparences trompeuses ne soit pas être traité comme un désordre accepté par le maître de l’ouvrage, lequel, induit en erreur par l’apparence faussement anodine du défaut, s’est abstenu de formuler des réserves à son sujet.

B) L’appréciation du désordre apparent

1) Date d’appréciation

            C’est à la date de la réception de l’ouvrage que le juge doit se placer pour apprécier la nature du désordre dont il est demandé réparation (Cass. 3e civ., 10 nov. 2016, n° 15-24379 : RD imm. 2017, p. 34, obs. Ph. Malinvaud. – Cass. 3eciv., 14 janv. 2021, n° 19-21.130 : JurisData n° 2021-000238  ; Constr.-Urb. 2021, comm. 42 ; Resp. civ. et assur. 2021, comm. 70 : « le caractère apparent ou caché d’un désordre dont la réparation est sollicitée sur le fondement des articles 1646-1 et 1792 et suivants du code civil s’appréciant en la personne du maître de l’ouvrage et à la date de la réception, il importe peu que le vice de construction ait été apparent à la date de la prise de possession par l’acquéreur »). Si le maître de l’ouvrage avait connaissance du vice avant cette date (grâce, notamment, à une information communiquée par le maître d’œuvre en cours de chantier) ou s’il était en mesure de déceler le défaut car celui-ci était visible dans toute son ampleur au jour de la réception, alors le désordre pourra être qualifié d’apparent.

2) Modalité d’appréciation

            Le juge est tenu de se livrer à une appréciation in concreto en la personne du maître de l’ouvrage. En d’autres termes, il convient de rechercher si le maître de l’ouvrage avait effectivement connaissance du vice au jour de la réception ou si, compte tenu de ses compétences, de son expérience et de sa sagacité personnelle, il était en mesure de déceler le vice présent au jour de la réception. La troisième Chambre civile a ainsi estimé que les juges du fond peuvent retenir le « caractère caché de désordres affectant une installation d’eau chaude sanitaire », en présence de maîtres de l’ouvrage « profanes », « qui n’étaient pas des professionnels de la construction » (Cass. 3e civ., 14 sept. 2023, n° 22-13858 : RGDA janv.-fév. 2024, p. 23, note J.-P. Karila).

            Le fait que le maître de l’ouvrage ait été éventuellement assisté d’un spécialiste lors des opérations de réception demeure indifférent. N’est pas apparent le vice que le maître de l’ouvrage n’avait pas la capacité de voir, quand bien même il était accompagné en la circonstance par un architecte ou autre professionnel parfaitement à même de déceler le vice litigieux. La Cour de cassation a ainsi jugé que « le caractère apparent ou caché d’un vice de construction ou d’un défaut de conformité doit s’apprécier au regard du maître de l’ouvrage lui-même, et non pas du maître d’œuvre, fût-il mandaté pour procéder à la réception » (Cass. 3e civ., 17 nov. 1993, n° 92-11.026 : JurisData n° 1993-002137 ; Bull. civ. 1993, III, n° 146 ; RD imm. 1994, p. 252, note Ph. Malinvaud).

2 – La dénonciation nécessaire des désordres apparents

            La réception produit un effet de « purge » qui interdit au maître de l’ouvrage de réclamer réparation des vices apparents qui n’ont pas fait l’objet de réserves lors de la réception. Ce principe (A) ne connaît que de rares exceptions (B).

A) Principe : absence de réparation des désordres apparents non-réservés

            Il est capital pour le maître de l’ouvrage de formuler des réserves lorsqu’il a connaissance ou constate des malfaçons ou des défauts de conformité aux engagements contractuels au jour de la réception de l’ouvrage. L’absence de dénonciation des défauts apparents emporte en effet une présomption irréfragable de renonciation à demander réparation (en nature ou par l’allocation de dommages et intérêts) des désordres en question. Une jurisprudence constante affirme ainsi que « les défauts de conformité contractuels apparents sont, comme les vices de construction apparents, couverts par la réception sans réserves » (Cass. 3e civ., 9 oct. 1991, n° 87-18226 : Bull. civ. 1991, III, n° 231. Dans le même sens : Cass. 3e civ., 20 janv. 1982, n° 80-16415 : Bull. civ. 1982, III, n° 20. – Cass. 3e civ., 20 oct. 1993, n° 91-11059 : Bull. civ. 1993, III, n° 122. – Cass. 3e civ., 28 févr. 2012, n° 11-13670. – Cass. 3e civ., 27 mars 2012, n° 11-15.468. – Cass. 3e civ., 25 mai 2022, n° 21-13441).

            En conséquence, aucune action en réparation des désordres apparents et non-réservés n’est admise que ce soit sur le fondement de la responsabilité spéciale des constructeurs ou du droit commun. La réception sans réserves libère les constructeurs, envers le maître de l’ouvrage, de leur responsabilité contractuelle, de même qu’elle exclut la mise en œuvre des garanties décennale, de bon fonctionnement et de parfait achèvement, sous réserve toutefois de quelques exceptions.

B) Exceptions : actions envisageables

            Le principe d’impossibilité d’agir en réparation des désordres apparents non réservés connaît une exception d’origine jurisprudentielle (1°/) ainsi que deux exceptions légales (2°/).

1) Exception d’origine prétorienne

            En dépit de l’absence de réserves émises au sujet d’un désordre apparent, la Cour de cassation estime que le propriétaire de l’ouvrage conserve la possibilité d’exercer, sur le fondement de l’article 1231-1 du Code civil, une action en responsabilité contractuelle de droit commun contre le maître d’œuvre, lorsque ce dernier était chargé de l’assister lors des opérations de réception. La Cour de cassation a ainsi considéré qu’un architecte dont la mission consistait à conseiller le maître de l’ouvrage au moment de la réception n’était pas fondé à lui opposer l’apparence des désordres « dès lors que sa mission de maîtrise d’œuvre comportait l’assistance du maître de l’ouvrage aux opérations de réception, et que [le maître de l’ouvrage] s’en remettait nécessairement et légitimement à ses compétences de professionnel quant aux réserves à émettre » (Cass. 3e civ., 29 janv. 2003, n° 00-21.091 : JurisData n° 2003-017489 ; Bull. civ. 2003, III, n° 18 ; JCP E 2003, p. 1098, concl. O. Guérin. – Cass. 3e civ., 30 juin 1998, n° 96-11.883 : JurisDatan° 1998-003093).

2) Exceptions d’origine légale

            L’article 1642-1, alinéa 1, du Code civil dispose que « le vendeur d’immeuble à construire ne peut être déchargé, ni avant la réception des travaux, ni avant l’expiration d’un délai d’un mois après la prise de possession par l’acquéreur, des vices de construction ou des défauts de conformité alors apparents ».

            Dans le même ordre d’idées, l’article L. 231-8, alinéa 1, du Code de la construction et de l’habitation, applicable dans le cadre d’un contrat de construction d’une maison individuelle, prévoit que « le maître de l’ouvrage peut, par lettre recommandée avec accusé de réception dans les huit jours qui suivent la remise des clefs consécutive à la réception, dénoncer les vices apparents qu’il n’avait pas signalés lors de la réception afin qu’il y soit remédié dans le cadre de l’exécution du contrat ». L’alinéa 2 du même texte précise cependant que cette possibilité n’est offerte qu’au maître de l’ouvrage qui n’était pas assisté par un professionnel lors des opérations de réception.

            Par dérogation au principe de l’effet « de purge » qui s’attache à la réception sans réserves, les deux textes accordent ainsi au maître de l’ouvrage la faculté d’obtenir réparation de désordres apparents et non réservés. Cette faculté demeure toutefois très étroite puisqu’elle exige du maître de l’ouvrage une dénonciation du désordre apparent lors de la réception dans un délai très bref suivant celle-ci (un mois lorsque l’action en réparation est dirigée contre le vendeur d’immeuble à construire, huit jours lorsque l’ouvrage atteint de désordres est une maison individuelle).

Maud Asselain

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