1. – Une jurisprudence constante estime que le constructeur est tenu de réparer, sur le fondement de la responsabilité décennale établie par l’article 1792 du Code civil, l’ensemble des préjudices causés au maître de l’ouvrage par un désordre de nature décennale. Il en résulte que la condamnation de l’entrepreneur n’est pas limitée à la somme nécessaire à la réparation des dommages matériels affectant la construction, mais s’étend à tous des préjudices soufferts par le maître de l’ouvrage du fait des désordres constatés. Par un arrêt du 15 février 2024, la troisième Chambre civile de la Cour de cassation a ainsi rappelé très clairement que « tous dommages, matériels et immatériels, consécutifs aux désordres de l’ouvrage, doivent être réparés par le constructeur tenu à garantie en application de [l’article 1792 du Code civil] » (Cass. 3e civ., 15 févr. 2024, n° 22-23.179 : Resp. civ. et assur. avr. 2024, comm. 91, S. Bertolaso. V. également : Cass. 3e civ., 7 déc. 2023, n° 22-20.699 : Resp. civ. et assur. févr. 2024, comm. 36, S. Bertolaso : Le constructeur est tenu « à réparation de l’ensemble des conséquences dommageables des désordres à l’ouvrage, quelle qu’en soit la nature, matérielle ou immatérielle »). En conséquence, les frais de relogement, de garde-meuble et de déménagement exposés par le maître de l’ouvrage sont à la charge des constructeurs à l’origine des désordres ayant rendus l’immeuble inhabitable (Cass. 3e civ., 3 avr. 2025, n° 23-16.055, publié au Bulletin. V. également, Cass. 3e civ., 10 janv. 2001, n° 99-13.103 : Bull. civ. 2001, III, n°2 : même solution pour des frais de location de locaux professionnels pour accueillir l’activité devenue impossible dans le bâtiment atteint de désordres). Dans le même ordre d’idées, le maître de l’ouvrage est fondé à réclamer au constructeur, sur le fondement de la responsabilité décennale, le paiement des frais engendrés par la construction de bâtiments provisoires indispensables à la poursuite de l’activité durant le temps des travaux de reprise des désordres (Cass. 3e civ., 15 janv. 2014, n° 11-28.781 : Constr.-Urb. 2014, comm. 51, M.-L. Pagès-de-Varenne – sol. impl.). Pareillement, les gains manqués, tels que les pertes d’exploitation ou les pertes de loyers supportées par le maître de l’ouvrage et résultant de l’impossibilité d’exploiter l’immeuble atteint de désordres ouvrent droit à la garantie décennale dont le constructeur est débiteur (Cass. 3e civ., 15 févr. 2024, n° 22-23.179 : Resp. civ. et assur. avr. 2024, comm. 91, S. Bertolaso).

2. – Si les dommages immatériels, consécutifs à un désordre décennal, engagent certainement la responsabilité du constructeur sur le fondement de l’article 1792 du Code civil, ils n’ouvrent pas droit, en revanche, aux garanties d’assurance obligatoires. L’annexe I de l’article A. 243-1 du Code des assurances, laquelle énonce les « clauses types applicables aux contrats d’assurance de responsabilité décennale », prévoit que « le contrat garantit le paiement des travaux de réparation de l’ouvrage à la réalisation duquel l’assuré a contribué […] » (étant entendu que ces travaux de réparation « comprennent également les travaux de démolition, déblaiement, dépose ou démontage éventuellement nécessaires »). L’annexe II de ce même texte, relative aux « clauses types applicables aux contrats d’assurance dommages-ouvrage », dispose que « le contrat a pour objet de garantir, en dehors de toute recherche de responsabilité, le paiement des travaux de réparation des dommages à l’ouvrage […] ». De ces clauses types, qui n’imposent, respectivement, à l’assureur de responsabilité décennale et à l’assureur dommages-ouvrage, que la couverture des dommages matériels de nature décennale causés à l’ouvrage, une jurisprudence unanime déduit que les dommages immatériels soufferts par le maître de l’ouvrage (consécutivement au désordre décennal) ne sont pas couverts par les garanties d’assurance obligatoires (V. par ex., Cass. 1re civ., 14 mars 2000, n° 97-18.854 : les pertes de loyers et d’exploitation ne relèvent pas de la garantie obligatoire de l’assureur RC décennale. – Cass. 3e civ., 13 janv. 2010, n°s 08-13.562 et 08-13.582 : Constr.-Urb. 2010, comm. 45, M.-L. Pagès-de Varenne : les frais de construction de bâtiments provisoires ne sont pas, sauf stipulation contraire, à la charge de l’assureur RC décennale. –  Cass. 3e civ., 5 mars 2020, n° 18-15.164 : LEDA mai 2020, p. 5, obs. F. Gréau : cassation de la décision d’appel qui condamne l’assureur RC décennale à prendre en charge le préjudice de jouissance « sans rechercher si les dommages immatériels étaient couverts par la police ». – Cass. 3e civ., 25 juin 2020, n° 19-15.153 : les frais de déménagement et de relogement exposés par le maître de l’ouvrage sont exclus du champ de la garantie obligatoire RC décennale. – Cass. 3e civ., 6 mars 2025, n° 23-18.093 : Resp. civ. et assur., mai 2025, comm. 110, S. Bertolaso : les frais de gardiennage engagés pendant la durée d’un chantier de reprise des désordres ne relèvent pas de la garantie d’assurance DO obligatoire).

3. – Si les assureurs dommages-ouvrage et de responsabilité décennale ne sont pas tenus de couvrir les dommages immatériels, ils ont néanmoins la possibilité de le faire. En pratique, de nombreuses polices prévoient, au titre d’une garantie facultative librement souscrite par le maître de l’ouvrage ou le constructeur, que les dommages immatériels seront pris en charge par l’assurance. La police vient systématiquement préciser que le dommage immatériel ainsi couvert s’entend du « préjudice pécuniaire consécutif à un dommage matériel garanti par le présent contrat, résultant de la privation de jouissance d’un droit, de l’interruption d’un service rendu par un bien ou de la perte d’un bénéfice ».

4. – C’est l’application de cette clause qui pose problème, lorsque l’assuré (maître de l’ouvrage ou constructeur) entend mettre à la charge de son assureur le dommage consistant en un trouble de jouissance consécutif à un désordre décennal.

On relève aujourd’hui une importante divergence de jurisprudence au sein des cours d’appel, les unes estimant que le trouble de jouissance ouvre systématiquement droit – lorsqu’elles ont été souscrites – aux garanties d’assurance des « dommages immatériels », les autres estimant que le trouble qui n’a pas exposé le maître de l’ouvrage à des frais financiers ou à un manque à gagner n’est pas couvert par cette garantie facultative.

Quant à la Cour de cassation, elle ne se prononce pas. La troisième Chambre civile considère en effet que, par « application de l’article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs [adressés à l’interprétation qui est faite de la clause afférente à la garantie des dommages immatériels] », car les griefs en question « ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation » (Cass. 3e civ., 24 mai 2018, n° 17-10290 – 11ème moyen – ; Cass. 3e civ., 21 sept. 2022, n° 21-21362 – 2ème moyen). La Haute Cour estime sans doute que l’interprétation de la clause litigieuse relève du pouvoir souverain des juges du fond, et qu’un moyen critiquant cette interprétation, parce que celle-ci est souveraine, est nécessairement voué à l’échec.

5. – La messe est dite. Mais prêche-t-elle la bonne parole ? La clause figurant dans les polices est-elle réellement ambigüe et en conséquence sujette à interprétation – souveraine – des juges du fond ?

Si la clause manque certes un peu de rigueur juridique, il nous semble néanmoins que son sens est précis et univoque (I), de sorte que « les troubles de jouissance » qui relèvent de la garantie des « dommages immatériels » sont en réalité clairement identifiés (II).

I. – Analyse de la clause de garantie des dommages immatériels

6. – Rappelons que, aux termes de la clause insérée dans les contrats d’assurance dommages-ouvrage ou de responsabilité décennale, l’assureur s’engage à garantir « les dommages immatériels consécutifs à un dommage matériel garanti », ces dommages étant définis, selon une formule adoptée par la quasi-totalité des polices, comme « les préjudices pécuniaires résultant de la privation de jouissance d’un droit, de l’interruption d’un service rendu par un bien ou de la perte d’un bénéfice ».

7. – Que l’on procède à son analyse globale (A) ou dans le détail de ses termes (B), cette clause ne présente aucune ambiguïté qui justifierait l’exercice, par les juges du fond, de leur pouvoir d’interprétation.

A. – Absence d’ambiguïté de la clause dans sa globalité

8. – Le dommage se définit comme une atteinte portée à l’intégrité physique d’une personne, à une chose corporelle (mobilière ou immobilière) ou à un bien incorporel – lequel n’a pas d’existence physique – tel un droit, une activité, une situation. On peut ainsi retenir une classification tripartite des dommages, distinguant le dommage corporel, le dommage matériel et le dommage immatériel ou incorporel.

9. – Le préjudice se définit, quant à lui, comme la conséquence du dommage et correspond aux répercussions de celui-ci sur la victime. Par définition, le préjudice est variable d’une victime à l’autre et ne peut être appréhendé et évalué qu’au cas par cas. Il est néanmoins possible d’opérer une classification bipartite des préjudices, en distinguant les répercussions financières des répercussions extra-pécuniaires que le dommage a provoqué pour la victime ; autrement dit, en opposant le préjudice patrimonial (perte éprouvée et gain manqué) au préjudice extrapatrimonial (dont l’archétype est le préjudice moral).

10. – Si l’on admet le bienfondé de la distinction des notions de dommage et de préjudice (bien que celle-ci ne soit pas à l’abri de toute critique : V., notamment, F. Leduc, « Faut-il distinguer le dommage et le préjudice ? : point de vue privatiste », Resp. civ. et assur. mars 2010, dossier 3), force est de constater que la clause litigieuse n’est pas d’une rigueur absolue puisqu’elle assimile le dommage immatériel au préjudice pécuniaire. Or, le dommage immatériel, qui est l’atteinte objective à la situation du maître de l’ouvrage – autrement dit « le trouble de jouissance » – n’est pas assimilable au préjudice pécuniaire, d’une part parce que cela revient à confondre la cause (le dommage) avec sa conséquence (le préjudice), d’autre part parce que pareille définition est peut-être, du point de vue de la théorie juridique, trop restrictive dans la mesure où un dommage immatériel est susceptible d’engendrer aussi des préjudices extrapatrimoniaux, non pécuniaires.

11. – Cette rédaction rend-elle la clause ambiguë, en ce que sa lecture ne permettrait pas de savoir si l’assureur a entendu garantir le dommage immatériel dans toutes ses conséquences ou seulement certaines conséquences (les préjudices pécuniaires) de ce dommage ? Nous ne le pensons pas.

L’expression « dommage immatériel » relève essentiellement du vocabulaire de la pratique et n’a pas de sens juridique précis (G. Cornu n’en donne aucune définition dans le Vocabulaire juridique de l’Association Henri Capitant). Ce qui pourrait rendre la notion sujette à interprétation. Certes…, mais seulement si elle était utilisée sans que soit explicité le sens que lui donne la police. Or, la clause litigieuse évite justement ce travers en précisant que l’expression « dommage immatériel » doit être strictement comprise comme « le préjudice pécuniaire » (résultant, notamment, de la privation de jouissance d’un droit). L’assureur, par cette précision, lève ainsi toute ambiguïté en indiquant qu’entre les définitions possibles de ce concept un peu flou de « dommage immatériel », c’est la conception restrictive qui est contractuellement retenue.

L’ambiguïté, qu’une analyse globale de la clause ne permet pas de déceler, pourrait-elle se nicher dans certains de ses termes et précisément dans l’expression « préjudice pécuniaire » ?            Nous ne le pensons pas non plus.

B. – Absence d’ambiguïté de l’expression « préjudice pécuniaire »

12. – « Pécuniaire » (du latin pecuniarus, de pecunia : argent) signifie « en argent, qui consiste en une somme d’argent, qui est appréciable en argent » (G. Cornu, Vocabulaire de l’Association Henri Capitant, V° Pécuniaire), « qui a rapport à l’argent » (Littré), « relatif à l’argent » (Larousse). Les dictionnaires courants retiennent comme synonymes du terme, les mots « financier », « matériel », « budgétaire » (Larousse et Le Robert).

13. – Le « préjudice », quant à lui, correspond, nous l’avons dit (Cf supra n°9), aux répercussions du dommage sur la victime. Il constitue « une perte, un détriment » (Le Robert), « un tort » (Littré), « une atteinte portée aux droits, aux intérêts, au bien-être de quelqu’un, du fait d’un tiers » (Larousse).

14. – Au regard de ces définitions, on ne saurait estimer que l’expression « préjudice pécuniaire », employée par la clause litigieuse, est ambiguë. Il nous semble au contraire que l’assureur indique clairement que, parmi les maux, les « torts » causés au maître de l’ouvrage du fait des désordres, il ne couvre que ceux qui « consistent en une somme d’argent ». Le « préjudice pécuniaire » ne peut être autre chose qu’une perte financière, une atteinte à la fortune, au patrimoine de la victime.

15. – Il serait peut-être temps, en conséquence, que la Cour de cassation cesse de s’abriter derrière le pouvoir souverain d’interprétation des juges du fond. La clause – dépourvue d’équivoque – n’est nullement sujette à interprétation et l’application qu’en font certaines cours d’appel, en présence de certains troubles de jouissance invoqués par le maître de l’ouvrage, nous semble appeler une censure fondée sur sa dénaturation.

II. – Les troubles de jouissance entrant dans le périmètre de la garantie

16. – Les troubles de jouissance entrant dans le périmètre de la garantie étant parfaitement déterminés (A), rien ne justifie la divergence de jurisprudence que l’on déplore néanmoins au sein des cours d’appel (B).

A. – Détermination des troubles de jouissance garantis

17. – Le trouble de jouissance correspond au dommage subi par le maître de l’ouvrage ; il est une donnée objective, factuelle, qui est établie dès lors que l’on constate une modification des conditions d’exploitation ou d’habitation de l’ouvrage atteint de désordres.

18. – Ce dommage est susceptible d’engendrer deux sortes de préjudices : des préjudices matériels, patrimoniaux ou pécuniaires (qui se traduisent par une perte d’argent ou un manque à gagner : frais de relogement, de location d’un bâtiment ; pertes d’exploitation, de loyers) d’une part, des préjudices moraux, extrapatrimoniaux, non-pécuniaires, d’autre part, tels que l’inconfort, les tracas psychologiques. Ainsi, par exemple, le trouble de jouissance constitué par la difficulté ou l’impossibilité de chauffer l’ouvrage atteint de désordres est susceptible de provoquer des préjudices pécuniaires, si le maître de l’ouvrage est contraint de débourser un loyer pour se reloger ailleurs ou d’exposer des frais d’électricité, de gaz, de fuel supplémentaires et/ou des préjudices extra-patrimoniaux, non pécuniaires, comme l’inconfort de vivre dans l’ouvrage mal ou non chauffé ou le désagrément lié à l’impossibilité d’y recevoir des proches.

19. – Lorsque l’assureur indique accepter de prendre en charge les dommages immatériels définis comme des préjudices pécuniaires, il indique, à notre avis très clairement, qu’il limite sa garantie aux préjudices patrimoniaux. De sorte que l’indemnisation des troubles de jouissance qui n’ont suscité aucune dépense, aucun frais pour le maître de l’ouvrage doivent être considérés comme demeurant en dehors du champ de la garantie.

B. – Divergence de jurisprudence injustifiable

20. – Le départ entre ce que l’assureur garantit et ne garantit pas paraît simple. Et pourtant, l’application de la clause de garantie des « dommages immatériels » est loin d’être uniforme au sein des cours d’appel.

21. – S’il ne fait pas de doute, pour tous les juges du fond, que la garantie des « dommages immatériels » est due lorsque le maître de l’ouvrage réclame indemnisation de ses pertes financières (pertes d’exploitation, pertes de loyers) et/ou la prise en charge des frais qu’il a exposés à la suite du désordre causé à l’ouvrage (frais de relogement, de location de locaux professionnels, frais de construction de bâtiments provisoires), une divergence entre les cours d’appel apparaît lorsque le maître de l’ouvrage entend exiger de l’assureur la prise en charge d’un « préjudice de jouissance résultant de l’impossibilité de jouir dans les conditions usuelles de son bien immobilier, de la privation de l’exercice complet de son droit de propriété » (CA Rennes, 3 juin 2021, n° 19/03176. – CA Aix-en-Provence, 25 mai 2023, RG n° 18/18319. – CA Pau, 9 janvier 2024, RG n° 22/00201).

22. – Ce « préjudice de jouissance » peut, par exemple, consister dans :

– « la dévaluation extrêmement importante et pendant de longues années d’une existence totalement contaminée par le sinistre et ses conséquences directes » (Aix-en-Provence, 25 mai 2023, n° 18/18319)

– « le désagrément [lié la présence permanente de sable dans l’habitation] faisant obstacle à une occupation normale et paisible des lieux » (CA Pau, 9 janvier 2024, n° 22/00201)

– le fait de « séjourner avec sa famille dans des locaux toujours plus dégradés pendant plusieurs années » (CA Rennes, 3 juin 2021, n° 19/03176)

– « l’impossibilité de profiter pleinement [du] logement, en particulier de pouvoir marcher pieds nus ou de laisser de jeunes enfants évoluer sur le sol, et d’utiliser [le] rafraîchissement de sol » (CA Agen, 9 mars 2022, n° 20/00865) ;

– « la gêne subie du fait des infiltrations récurrentes au sous-sol utilisé comme zone de stockage et de garage et des inondations survenues à trois reprises » (CA Paris, 8 mars 2023, n° 19/00904) ;

– « une gêne dans la jouissance normale du logement » (CA Caen, 28 sept. 2021, n° 17/02595) ;

– l’inconfort « généré par la température particulièrement basse [de l’habitation] jusqu’à la date à laquelle la chaudière fuel a été remplacée » (CA Grenoble, 13 juill. 2021, n° 18/02967).

23. – Ce « préjudice de jouissance résultant de l’impossibilité de jouir dans les conditions usuelles de son bien immobilier, de la privation de l’exercice complet de son droit de propriété » (selon la formule employée par les juges du fond) apparaît ainsi, à la lecture des arrêts, comme un désagrément, une gêne, un inconfort. Il consiste donc dans la souffrance morale éprouvée par le maître de l’ouvrage dont le « bien-être » est amoindri. Pareil préjudice est purement moral ; il porte atteinte aux sentiments de la victime, mais nullement à sa fortune. Autrement dit, il est incontestablement non pécuniaire et ne saurait en conséquence entrer dans le champ de la garantie des dommages immatériels contractuellement limitée au préjudice pécuniaire.

24. – C’est le raisonnement qu’adoptent très justement certaines cours d’appel. La Cour d’appel de Metz a ainsi estimé que « le préjudice de jouissance n’est pas un préjudice pécuniaire. En effet, il ne s’agit pas d’un préjudice financier, mais d’une gêne ou d’un trouble dans la jouissance de la propriété » (CA Metz, 22 févr. 2022, n° 19/00709). La Cour d’appel de Pau a également jugé que la « définition contractuelle du dommage immatériel garanti exclut l’indemnisation du préjudice de jouissance et du préjudice moral, qui n’emportent pas de perte financière et ne constituent pas un ‘préjudice pécuniaire’ au sens du contrat » (CA Pau, 28 juin 2022, n° 20/00980). Pareillement, pour la Cour d’appel de Versailles, « le préjudice de jouissance subi par [le maître de l’ouvrage] n’est pas pécuniaire mais consiste en une limitation dans l’utilisation de son bien » (CA Versailles, 2 déc. 2021, n° 21/00071). La Cour d’appel de Grenoble s’inscrit dans la droite ligne de cette jurisprudence en affirmant que « il est […] nécessaire, pour que l’assureur intervienne […], que les [maîtres de l’ouvrage] rapportent la preuve que le trouble de jouissance qu’ils invoquent ait entraîné à leur détriment un préjudice pécuniaire, c’est-à-dire qu’il ait généré une perte d’argent […] », pour en déduire que  « les troubles de jouissance invoqués [la gêne et l’inconfort d’habiter une maison mal chauffée], même s’ils sont consécutifs aux dommages matériels, n’entrent pas dans la définition contractuelle [des dommages immatériels garantis] dans la mesure où ils constituent des préjudices de nature morale et non de nature pécuniaire » (CA Grenoble, 13 juill. 2021, n° 18/02967).

25. – Cette analyse est cependant écartée par d’autres cours d’appel, lesquelles condamnent l’assureur à garantir le préjudice de jouissance, qu’elles qualifient de préjudice pécuniaire, au motif que « ce préjudice [est] indemnisable par l’octroi d’une somme d’argent » (CA Aix-en-Provence, 11 mai 2023, n° 18/10015). Une motivation analogue apparaît dans les décisions qui estiment que la garantie est due, après avoir relevé que « le préjudice de jouissance résulte de l’impossibilité de jouir dans les conditions usuelles de son bien immobilier, privation de l’exercice complet de son droit de propriété, laquelle se résout en dommages et intérêts » (CA Rennes, 3 juin 2021, n° 19/03176. – CA Aix-en-Provence, 25 mai 2023, n° 18/18319. – CA Pau, 9 janvier 2024, n° 22/00201)

Si l’on comprend bien la motivation de ces décisions, le préjudice de jouissance serait « pécuniaire » parce qu’il est indemnisé par l’allocation de dommages et intérêts. Déduire ainsi la nature d’un préjudice de son mode de réparation n’est cependant guère admissible. Pareille « déduction » aboutit en effet à assimiler tous les préjudices moraux – qui sont pourtant l’archétype des préjudices extrapatrimoniaux – tels que le préjudice d’agrément, le préjudice esthétique, les souffrances physiques – à des « pertes pécuniaires », puisqu’ils ne peuvent être réparés (sous réserve de très rares exceptions) que par équivalent, c’est-à-dire par l’allocation d’une somme d’argent. Or nul ne conteste que ces préjudices moraux entrent dans la catégorie des préjudices non pécuniaires. Inversement, suivant cette même « logique », il faudrait qualifier le préjudice d’extra-patrimonial, de non-pécuniaire, chaque fois que le juge ordonne une réparation en nature. Ainsi, le préjudice matériel résultant de l’effondrement d’un immeuble devrait être analysé comme un préjudice « extra-patrimonial », dès lors que le juge condamne le constructeur à une reprise des désordres. Qui ne voit l’inanité d’un tel raisonnement ?

26. – Il serait souhaitable que les cours d’appel qui condamnent l’assureur à la prise en charge de ce « préjudice de jouissance » reviennent sur leur position ou que la Cour de cassation intervienne pour censurer cette solution qui, sous couvert d’interprétation, conduit en réalité à une dénaturation de la clause de garantie des dommages immatériels.

27. – On objectera peut-être que l’uniformisation (souhaitée) de la jurisprudence des cours d’appel n’est pas d’une importance cruciale, dans la mesure où l’enjeu financier des litiges est relativement faible. Les décisions analysées révèlent en effet des condamnations, au détriment des compagnies, allant de 6 500 euros (CA Pau, 9 janvier 2024, n° 22/00201), à 34 000 euros (CA Aix-en-Provence, 25 mai 2023, n° 18/18319), ce qui, en regard des sommes que l’assureur dommages-ouvrage ou de responsabilité décennale doit débourser pour remédier aux désordres décennaux (désordres graves par définition), peut sembler dérisoire. Certes.   Néanmoins, le préjudice de jouissance – qui est un préjudice moral – ne peut faire l’objet que d’une évaluation arbitraire de la part des juges du fond (en ce sens, V. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les effets de la responsabilité, LGDJ, 4e éd., 2017, p. 158, n° 118. – J. Flour, J.-L. Aubert, E. Savaux et L. Andreu, Les obligations 2, Le fait juridique, Sirey, 15e éd. 2023, p. 761, n° 485. – F. Leduc, JurisClasseur Responsabilité civile et AssurancesFasc. 201 : Régime de la réparation, § 66). Il en résulte que l’assureur est dans l’incapacité d’apprécier, d’évaluer le risque que représente ce « préjudice de jouissance ». Le montant des sinistres qu’il aurait à couvrir au titre de ce préjudice est imprévisible et réfractaire à toute statistique. En cela, le risque de « préjudice de jouissance » est incompatible avec la technique de l’assurance ; autrement dit, il est inassurable.

En conséquence, condamner l’assureur à le prendre en charge en le faisant entrer artificiellement dans la catégorie des « préjudices pécuniaires » couverts par la garantie des « dommages immatériels » engendre le risque que les compagnies refusent à l’avenir de proposer cette garantie facultative d’un intérêt pourtant essentiel pour couvrir les frais exposés ou les pertes financières essuyées par la victime des désordres. Il serait regrettable qu’à trop vouloir protéger le maître de l’ouvrage (en indemnisant des dommages moraux qui ne relèvent pas de l’assurance), on le prive totalement de protection (en faisant disparaître du marché l’offre de garantie des dommages immatériels).

Un article signé, Maud Asselain, Maître de conférences en Droit privé, Directrice de l’Institut des Assurances de Bordeaux pour Alteas.

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