Effondrement ou dégradation de l’ouvrage avant réception : qui doit supporter les pertes ? 

 L’entrepreneur doit-il supporter le risque de perte de l’ouvrage en cours de chantier ? 

Il arrive, alors que des travaux de construction ou de rénovation sont en cours, que l’ouvrage s’effondre ou subisse des dégradations, par la faute de l’entrepreneur, par le fait d’un tiers ou encore en raison d’un événement de force majeure. Si la faute du constructeur emporte naturellement son obligation d’indemniser le maître de l’ouvrage, il faut se garder d’en déduire – a contrario – qu’en l’absence de faute du constructeur, les risques de perte de l’ouvrage – avant réception de celui-ci – reposent nécessairement sur les épaules de son propriétaire.

Après avoir rappelé que « lorsqu’on charge quelqu’un de faire un ouvrage, on peut convenir qu’il fournira seulement son travail ou son industrie, ou bien qu’il fournira aussi la matière » (C. civ., art. 1787), le Code civil règle la question de la répartition des risques de perte de la chose en cours d’exécution du contrat de louage d’ouvrage. Ces textes, que la Cour de cassation estime applicables aux constructeurs (ou rénovateurs) d’ouvrages immobiliers (Cass. 3e civ., 23 avr. 1974, n° 73-10.289 : Bull. civ. III, n° 163. – Cass. 3e civ., 27 janv. 1976, n° 74-13.105 : Bull. civ. III, n° 34) et qui constituent le fondement de la « théorie des risques », opèrent une distinction selon que l’entrepreneur « fournit ou non la matière ». 

L’article 1788 prévoit ainsi que, « si, dans le cas où l’ouvrier fournit la matière, la chose vient à périr, de quelque manière que ce soit, avant d’être livrée, la perte en est pour l’ouvrier, à moins que le maître ne fût en demeure de recevoir la chose ». En revanche, « dans le cas où l’ouvrier fournit seulement son travail ou son industrie », l’article 1789 décharge l’entrepreneur des risques de perte de la construction en cours de chantier, sauf faute de sa part, puisqu’il énonce que « si la chose vient à périr, l’ouvrier n’est tenu que de sa faute ». En contrepartie, l’article 1790 prive, en principe, l’entrepreneur qui ne fournit pas la matière de tout droit à rémunération en stipulant que « si, dans le cas de l’article [1789], la chose vient à périr, quoique sans aucune faute de la part de l’ouvrier, avant que l’ouvrage ait été reçu et sans que le maître fût en demeure de le vérifier, l’ouvrier n’a point de salaire à réclamer, à moins que la chose n’ait péri par le vice de la matière ». Dans le silence des textes, lesquels n’envisagent que les hypothèses où l’entrepreneur a la garde de l’ouvrage avant sa réception, la jurisprudence a été amenée à préciser que l’entrepreneur qui se contente de travailler sur le bien de son client sans en avoir reçu la garde n’encourt qu’une responsabilité pour faute prouvée. 

Des solutions tant textuelles que jurisprudentielles, il résulte que l’entrepreneur qui fournit les matériaux de construction assume les risques de pertes avant réception de l’ouvrage (I), tandis que celui qui se borne à apporter son « travail » ne répond que de ses fautes durant cette même période (II).

  1. – Risques à la charge de l’entrepreneur qui fournit la matière

Lorsque l’entrepreneur fournit les matériaux nécessaires à l’édification de la construction ou à la rénovation de l’immeuble qui lui est confié, il va supporter, par application de l’article 1788 du Code civil, les risques d’effondrement, de dégradations ou détériorations qui surviennent en cours de chantier. Sous réserve que les conditions d’application de ce texte soient réunies (A), l’entrepreneur sera en conséquence tenu de reprendre la construction (B).

A– Conditions d’application de l’article 1788

Fourniture de la matière. L’entrepreneur ne peut être soumis aux dispositions de l’article 1788 que s’il « fournit la matière », c’est-à-dire les matériaux nécessaires à l’édification de l’ouvrage ou à la rénovation de celui-ci.

Indifférence du statut de l’entrepreneur. Il importe peu que le constructeur intervienne comme entrepreneur principal ou en qualité de sous-traitant. Le sous-traitant supporte en effet également le risque de perte de la partie de l’ouvrage qui lui a été confiée et ne peut être libéré de cette charge qu’une fois transférée à l’entrepreneur principal la garde de la partie sous-traitée (Cass. 3e civ., 2 nov. 1983, n° 82-11.544 et n° 82-13.750 : Bull. civ. III, n° 210 et n° 211).

Indifférence de l’origine de la perte de l’ouvrage. L’article 1788 du Code civil met à la charge de l’entrepreneur qui fournit les matériaux les risques de perte de l’ouvrage avant réception quelle que soit l’origine de la perte. En conséquence, l’effondrement ou la dégradation de l’ouvrage peut résulter d’un événement de force majeure (V., par ex., Cass. 1re civ., 9 nov. 1999, n° 97-16.306 et n° 97-16.800 : Bull. civ. I, n°293 ; Resp. civ. et assur. 2000, comm. 31, H. Groutel : destruction par un violent orage d’un golf en cours de construction), du fait d’un tiers (par ex., un incendie criminel) ou d’un événement accidentel survenu sans faute de l’entrepreneur (v. pour la destruction de l’immeuble en raison d’un incendie survenu « dans des circonstances accidentelles étrangères à l’acte de construire » :  Cass. 3e civ., 15 déc. 2004, n° 03-16.820 : Bull. civ. III, n° 241) sans que cela exonère l’entrepreneur.

Garde de l’ouvrage. Les risques de perte de l’ouvrage ne sont à la charge de l’entrepreneur que durant le temps où il en a la garde, c’est-à-dire pendant la période de construction (ou de rénovation) qui précède la réception de l’ouvrage. En principe, seule la réception de l’ouvrage décharge l’entrepreneur des risques de perte de la chose, lesquels sont transférés au maître de l’ouvrage réceptionné. 

Toutefois et afin que le maître de l’ouvrage ne puisse pas, en se refusant indûment à réceptionner l’ouvrage, prolonger indéfiniment le temps où les risques pèsent sur l’entrepreneur, l’article 1788 in fine prévoit que la mise en demeure de recevoir qui lui est adressée emporte également transfert des risques sur ses épaules.

B – Effets de l’application de l’article 1788

En cas de poursuite du contrat de louage d’ouvrage. L’article 1788 met à la charge de l’entrepreneur la perte de la matière fournie et de la valeur de la main d’œuvre déployée. En conséquence le texte contraint l’entrepreneur à fournir, à ses frais (sans supplément de prix, donc) de nouveaux matériaux et son « industrie », afin d’exécuter le contrat de louage d’ouvrage selon les conditions du marché initial (Cass. 3e civ., 28 oct. 1992, n° 90-16.726 : Bull. civ. III, n° 281). L’entrepreneur ne peut demander aucune indemnisation au maître de l’ouvrage en raison de la perte des matériaux, y compris lorsque cette perte est survenue sans sa faute (Cass. 3e civ., 15 déc. 2004, n° 03-16.820, préc.). 

En cas de résolution du contrat de louage d’ouvrage. Dans l’hypothèse où le contrat de louage d’ouvrage serait résolu à la suite de l’effondrement ou des dégradations, l’entrepreneur est tenu au paiement d’une somme équivalente au coût de reconstruction dans des conditions identiques au marché initial (soit la valeur des matériaux perdus et le coût du travail déployé pour mettre en œuvre lesdits matériaux. Cass. 3e civ., 28 oct. 1992, n° 90-16.726, préc.). Le cas échéant, l’entrepreneur sera tenu de restituer au maître de l’ouvrage les acomptes qu’il a perçus au titre du contrat résolu (Cass. 3e civ., 27 janv. 1976, n° 74-13.105 : Bull. civ. III, n° 34. – Cass. 3e civ., 15 nov. 1995, n° 94-12.100 : Bull. civ. III, n° 234).

Remarque : l’article 1788 du Code civil ne met à la charge de l’entrepreneur que le risque de perte de la chose même qu’il a fournie et non le risque de dommages qui peuvent accompagner ladite perte et affecter d’autres biens. Le texte ne fait peser sur l’entrepreneur aucune présomption de responsabilité de ces dommages consécutifs à la perte de la matière fournie. Si le maître de l’ouvrage entend engager cette responsabilité, il doit en conséquence prouver une faute de l’entrepreneur (Cass. 3e civ., 12 oct. 1971, n° 70-10.943 : Bull. civ. III, n° 482). Ainsi, par exemple, en cas d’effondrement d’une toiture fournie par l’entrepreneur, effondrement ayant provoqué une fuite de gaz et un incendie de l’ensemble de l’ouvrage en cours de restauration, le maître de l’ouvrage ne peut obtenir une indemnité équivalente à la valeur de reconstruction de l’intégralité du bâtiment que s’il démontre une faute de l’entrepreneur (Cass. 3e civ., 15 nov. 1995, n° 94-12.100 : Bull. civ. III, n° 234).

2 – Responsabilité pour faute de l’entrepreneur qui fournit exclusivement son travail

Lorsque l’entrepreneur ne fournit que son travail et construit ou rénove à l’aide de matériaux fournis par le maître de l’ouvrage, la perte de l’ouvrage avant sa réception ne doit être supportée par l’entrepreneur qu’en cas de faute de sa part, laquelle est présumée lorsque les circonstances relèvent du domaine de l’article 1789 du Code civil (A) ou doit être prouvée, selon les solutions jurisprudentielles applicables lorsque l’entrepreneur n’avait pas la garde de l’ouvrage (B).

A – Responsabilité pour faute présumée lorsque l’entrepreneur intervient sur un ouvrage « confié » (C. civ., art. 1789 et 1790)

Les articles 1789 et 1790 du Code civil régissent l’hypothèse dans laquelle l’entrepreneur réalise un travail sur un bien appartenant déjà au maître de l’ouvrage. Il en va ainsi du plombier, du maçon, de l’électricien, etc. qui rénovent ou réparent un immeuble sans apport de matériaux ou à l’aide de matières fournies par le maître de l’ouvrage. 

1° – Conditions d’application des articles 1789 et 1790

Fourniture de travail ou d’industrie exclusivement. Les dispositions des articles 1789 et 1790 du Code civil sont applicables à l’entrepreneur qui fournit exclusivement son travail. Si le constructeur fournit en outre la matière, il relève du régime prévu par l’article 1788 du Code civil (cf supra).

Garde de l’ouvrage. Bien que les textes du Code civil soient silencieux sur la question, la jurisprudence estime que le régime institué par les articles 1789 et 1790 n’est applicable que lorsque « la chose a été confiée à l’ouvrier » (Cass. 3e civ., 11 mars 1975, n° 74-10.025 : Bull. civ. III, n° 93. – Cass. 3e civ., 22 avr. 1971, n° 69-14.376 : Bull. civ. III, n° 253) ou lorsque « les entrepreneurs avaient la garde du chantier » (Cass. 3e civ., 15 juin 1988, n° 87-13.329 : Bull. civ. III, n° 112. – Cass. 3e civ., 19 mai 2009, n° 08-13.467). Cette condition est remplie lorsque l’immeuble a été confié pour démolition et évacuation de métaux ferreux s’y trouvant (Cass. 1re civ., 22 juin 1976 : Gaz. Pal. 1976, 2, p. 794, note Plancqueel) ou pour une rénovation complète (Cass. 3e civ., 19 mai 2009, n° 08-13.467) ; elle ne l’est pas, en revanche, lorsque « l’entreprise était simplement chargée de l’aménagement du chauffage central et qu’elle avait seulement fourni une gaine » (Cass. 3e civ., 22 avr. 1971, n° 69-14.376, préc.).

2° – Conséquences de l’application des articles 1789 et 1790

Mise à la charge de l’entrepreneur des seules pertes fautives. L’article 1789 énonce que « dans le cas où l’ouvrier fournit seulement son travail ou son industrie, si la chose vient à périr, l’ouvrier n’est tenu que de sa faute ». Il en résulte que, si l’ouvrage périt en cours de chantier par suite du fait d’un tiers ou d’un événement de force majeure, l’entrepreneur n’est tenu à aucune indemnisation au profit du maître de l’ouvrage. 

La jurisprudence estime que l’article 1789 du Code civil doit être compris comme posant une présomption de faute à l’encontre de l’entrepreneur dans l’hypothèse d’une perte de l’ouvrage en cours de réparation, aménagement ou rénovation. Il en résulte qu’il appartient à l’entrepreneur d’établir qu’il n’a commis aucune faute à l’origine des dégradations constatées, sans quoi sa responsabilité sera maintenue (Cass. 3e civ., 17 févr. 1999, n° 95-21.018 : Bull. civ. III, n° 41 ; Contrats, conc. consom. 1999, comm. 67, obs. L. Leveneur).

La faute dont répond l’entrepreneur s’entend de toute négligence et s’apprécie d’autant plus sévèrement qu’il s’agit d’un professionnel. Aussi peut-elle consister dans un comportement qui s’est trouvé directement à l’origine de la perte, mais encore dans un manquement à ses devoirs de conseil, de diligence et/ou de prudence qui auraient dû l’inciter à ne pas prendre certains risques ou à prendre certaines précautions particulières. Ainsi jugé qu’est fautif, le fait de ne pas avoir veillé au maintien en fonction du système de sécurité protégeant les lieux (Cass. 3e civ., 11 juin 1976, n° 75-10.491 : Bull. civ. III, n° 260), le fait de procéder à l’enlèvement d’un placard ayant entraîné l’effondrement de l’immeuble car le placard jouait un rôle porteur (Cass. 3e civ., 6 juin 1972, n° 71-12.015 : Bull. civ. III, n° 366) ou encore le fait de remplacer un tuyau en tôle par une buse en aluminium (Cass. 3e civ., 17 juin 1975, n° 74-11.330 : Bull. civ. III, n° 203). De même, une cour d’appel a estimé que l’entrepreneur devait réparation de l’incendie résultant d’un mégot mal éteint ou d’un acte criminel alors que les ouvriers avaient quitté momentanément l’appartement dont ils avaient la garde en laissant la porte ouverte (CA Lyon, 2e ch., 7 mai 1997 : JurisData n° 1997-042901).

Lorsque l’entrepreneur ne parvient pas à démontrer son absence de faute, sa responsabilité est engagée à l’égard du maître de l’ouvrage auquel il doit réparation de l’ensemble des dommages causés à l’ouvrage qui lui a été confié. Le cas échéant, l’entrepreneur est également responsable, sur le fondement de la responsabilité délictuelle liée à la qualité de gardien (C. civ., art. 1242, al. 1), des dommages – causés aux tiers – en cours de chantier par l’immeuble dont il avait la garde (V. CA Lyon, 2e ch., 7 mai 1997 : JurisData n° 1997-042901 : l’entreprise effectuant des travaux dans un appartement doit être déclarée responsable, sur le fondement de l’article 1242 du Code civil, du dommage causé à l’occupant de l’appartement situé en dessous et résultant de l’incendie ayant, par son fait, pris naissance dans l’appartement qu’elle était chargée de réfectionner).

Perte du droit à rémunération. L’article 1790 du Code civil dispose que « si, dans le cas de l’article [1789], la chose vient à périr, quoique sans aucune faute de la part de l’ouvrier, avant que l’ouvrage ait été reçu et sans que le maître fût en demeure de le vérifier, l’ouvrier n’a point de salaire à réclamer, à moins que la chose n’ait péri par le vice de la matière ». En application de ce texte, l’entrepreneur est privé de sa rémunération en cas de dommages causés à l’ouvrage en cours de chantier. Il importe peu, à cet égard, que les dommages en question résultent d’une faute de l’entrepreneur, du fait d’un tiers ou d’un événement de force majeure.

L’entrepreneur recouvre cependant son droit à rémunération lorsque, au moment de la perte par cas fortuit, le maître avait été mis en demeure de réceptionner l’ouvrage. Il en va de même lorsque les dommages résultent d’un vice des matériaux fournis par le maître de l’ouvrage. Dans cette dernière hypothèse, l’entrepreneur conserve son droit à rémunération pour le travail effectué avant la perte (V. Cass. 3e civ., 17 juill. 1972, n° 71-11.940 : Bull. civ. III, n° 466).

B – Responsabilité pour faute prouvée lorsque l’entrepreneur intervient sur un ouvrage « non confié »

Les régimes issus des articles 1788, 1789 et 1790 ne sont applicables qu’aux hypothèses où l’entrepreneur a la garde de l’ouvrage qu’il construit, restaure ou aménage.

Lorsque l’entrepreneur se borne à exécuter de menus travaux (de plomberie, de peinture, d’électricité, etc.), il ne devient pas, en principe, gardien de l’immeuble dans lequel il se borne à travailler.  

La jurisprudence estime en conséquence que cet entrepreneur, qui ne fournit pas la matière ni n’acquiert, par son intervention, la qualité de gardien de l’ouvrage, échappe aux régimes spéciaux édictés par les textes précités (Cass. 3e civ., 22 avr. 1971, n° 69-14.376 : Bull. civ. III, n° 253). Les tribunaux soumettent en effet l’entrepreneur non-gardien à la responsabilité contractuelle de droit commun (C. civ., art. 1231-1). Il en résulte que le propriétaire de l’ouvrage, cocontractant de l’entrepreneur, doit, pour obtenir réparation, prouver que ce dernier n’a pas ou a mal exécuté une obligation née du contrat de louage d’ouvrage. En outre, conformément à l’article 1231-3 du Code civil, la réparation due au propriétaire de l’ouvrage est limitée au préjudice qui était prévisible au moment de la conclusion du contrat. 

S’il ne peut mettre en jeu la responsabilité de l’entrepreneur quant à la perte non fautive de l’ouvrage, le maître de l’ouvrage peut-il en revanche lui refuser la rémunération convenue ? L’article 1218, alinéa 2, du Code civil énonce que « si l’empêchement [d’exécuter le contrat] est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations ». La perte fortuite de l’ouvrage sur lequel devait travailler l’entrepreneur (non fautif) faisant disparaître l’objet du contrat, cette perte rend impossible l’exécution du louage d’ouvrage et libère corrélativement le cocontractant de son obligation au paiement de la rémunération. La solution est certaine pour la rémunération du travail non encore réalisé au moment de la perte. En revanche, le sort du travail effectué avant la perte est plus douteux, car le contrat a partiellement été exécuté, ce qui justifierait, à notre sens, l’obtention d’une rémunération au prorata des travaux réalisés avant la survenance des dommages empêchant la poursuite de ceux-ci.

 

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